
Par Lisa Patterson
Avez-vous déjà fait quelque chose de radical pour financer un album ? Moi, oui. Je partage mon histoire publiquement pour la toute première fois.
On m’a offert un contrat de trois mois comme saxophoniste dans un groupe à Dubai. En tant qu’auteure-compositrice qui joue du matériel original, je n’aurais d’ordinaire pas considéré une telle offre, mais j’avais besoin d’argent pour financer mon prochain album. C’était d’autant plus attrayant que le contrat se déroulerait dans un pays désertique alors qu’au Canada, ce serait l’hiver, que toutes mes dépenses étaient payées et que je passerais trois mois à jouer des classiques du répertoire soul avec un groupe de musiciens hors pair. Un contrat de rêve, non ? Ça l’était, jusqu’à ce que la dure réalité nous rattrape et que le consul général du Canada doive sortir le groupe de prison.
Notre scène se trouvait dans le Ramada Continental Hotel, l’une des dizaines d’hôtels de Dubai. Les clients étaient un mélange d’entrepreneurs expatriés, d’habitants du pays, de touristes et de prostituées. Chaque musicien avait sa propre chambre spacieuse dans l’hôtel – notre chez-nous pour les trois prochains mois. Ma chambre avait un coffre-fort où j’ai caché mon passeport, mon billet d’avion et mes cachets en devises américaines.
Après un mois, certaines difficultés ont commencé à se manifester. L’hôtel a commencé à limiter la nourriture que nous pouvions consommer, nous faisait payer nos breuvages durant nos prestations et interrompait le service téléphonique dans nos chambres. Je recevais régulièrement des propositions de voitures ou de bijoux en échange de faveurs sexuelles. Les clients-spectateurs manifestaient ouvertement leur racisme et leur classisme. Nos prestations étaient longues et toujours pareilles, et ce, six soirs par semaine.
En raison des tensions grandissantes entre l’hôtel et les membres du groupe, nous avons demandé à notre agent de spectacle de nous trouver une autre salle pour le dernier mois du contrat, ce qui fut fait. Contractuellement, toutefois, nous avions le droit de continuer d’habiter le même hôtel. La nouvelle salle était à 20 minutes en voiture, donc chaque soir, une minifourgonnette venait nous chercher pour nous reconduire à cette salle et nous ramener à l’hôtel à la fin de la soirée.
Un soir, l’hôtel a passé un coup de fil à la salle, car notre spectacle finissait à 2 h du matin, pour dire d’attendre sur place et que toutes nos affaires nous seraient livrées avant de nous escorter vers un appartement. Quel choc ! Comment pouvaient-ils vider nos chambres aussi rapidement ? Et en notre absence ? Nous étions inquiets au sujet de nos biens placés en sécurité dans des coffres-forts, alors nous nous sommes tous rendus à l’hôtel en taxi.
Des agents de sécurité se trouvaient dans le foyer de l’hôtel, mais nous étions pacifiques. Après une longue attente, le propriétaire de l’hôtel s’est présenté et nous a expliqué que l’hôtel avait été surréservé en raison du Dubai Shopping Festival — littéralement un festival du magasinge pour gens riches — et ils avaient besoin de nos chambres.
C’est au moment où le leader du groupe a demandé à ce que l’on nous remette nos précieux biens que les choses se sont envenimées. Certains d’entre nous avons réussi à nous faufiler afin d’aller vérifier si nos clés de chambres fonctionnaient toujours. La mienne n’a pas fonctionné, mais celle de notre batteur, oui, et il a trouvé un homme endormi dans ce qui était sa chambre, en principe. J’ai vraiment commencé à m’inquiéter : qu’était-il arrivé avec tout cet argent comptant que j’épargnais pour enregistrer mon album ? Et mon billet d’avion ? Et mon passeport ?
Dans le foyer, les tractations se poursuivaient, et je me suis dirigé vers la réception afin de leur demander s’ils avaient les numéros de téléphone des consulats locaux. Ils me les ont donnés et il était environ 3 h du matin lorsque j’ai composé un numéro. Une personne m’a répondu, mais elle était à Ottawa, où il était huit heures plus tard qu’à Dubai. J’avais composé la ligne d’urgence de notre capitale nationale pour les Canadiens à l’étranger. J’ai résumé la situation et le représentant à l’autre bout du fil m’a dit qu’il aviserait le consul général du Canada à Dubai dès qu’il le pourrait ce matin. J’ai griffonné le numéro de téléphone et j’ai caché le bout de papier dans ma chaussure.
L’hôtel a alors déclaré que ce différend allait se régler au poste de police. Des fourgonnettes sont aussitôt apparues devant l’entrée de l’établissement. Nous avons d’abord refusé d’y monter, mais il est rapidement devenu apparent que nous n’avions pas le choix. En chemin, nous vivions un étrange mélange d’indignation et de peur tout en nous racontant des blagues au sujet de la prison d’Alcatraz.
Mes cinq compagnons ont été placés dans une cellule tous ensemble et j’ai été placée dans une cellule pour les femmes. Elle faisait environ 10 mètres carrés avec un plancher en béton, un banc sur l’un des murs et un gros seau au milieu pour y faire nos besoins. Il y avait cinq prostituées avec moi.
J’étais en sueur, épuisée, affamée et effrayée, mais j’avais encore ce numéro de téléphone. À l’instar des polars d’antan, un vieux téléphone trônait sur l’un des murs. J’ai composé le numéro à Ottawa et on m’a répondu. Le même représentant que plus tôt m’a dit être sous le choc de la rapidité à laquelle les choses s’étaient détériorées et il m’a demandé d’être patiente pendant qu’il contactait le consul général qui viendrait nous libérer.
Il est arrivé vers 6 h du matin. Nous entendions des tractations en anglais et en arabe à l’autre bout du couloir. Vers 8 h, on nous a dirigés, échevelés et stressés, vers une salle d’attente. Le consul général nous a remis un document que nous devions tous signer. On nous a expliqué que ce document était une déclaration que nous « acceptons de ne plus jamais mal nous comporter à Dubai ». Nous avons hésité un instant, mais nous l’avons signé. Tout ce que nous voulions, c’est sortir de là, nous laver, manger et dormir. Nous devions quand même monter sur scène ce soir-là.
Le consul général nous a escortés jusqu’au garage souterrain de l’hôtel où un représentant nous a remis un sac poubelle avec nos affaires et une enveloppe avec nos papiers et nos devises. Nous devions compter l’argent, vérifier nos documents et signer une décharge.
On nous a ensuite reconduits dans un complexe d’appartements miteux avant de nous remettre les clés d’un appartement avec deux chambres à coucher et une salle de bain. Pendant que les hommes s’obstinaient au sujet des lits, je me suis effondrée sur le canapé. Quand je suis arrivée à la salle de spectacle ce soir-là, j’ai été à la rencontre de gens responsables de l’hospitalité et fait valoir un besoin de vie privée qui, je le savais, toucherait certaines de leurs cordes sensibles culturelles. J’ai fait valoir qu’une femme seule dans un appartement avec plusieurs hommes « qui ne sont pas mon mari » mettrait ma réputation à risque. Soyons francs, j’ai tourné avec des hommes pendant des années. Mais l’instinct de survie peut nous faire faire des choses étranges. Ils m’ont offert une chambre individuelle.
Une fois le dernier mois de ce contrat achevé, de retour au bercail, j’avais hâte de travailler sur mon album. La préproduction de mon album a été cathartique. Par contre, il m’a fallu trois mois de réadaptation afin de retrouver ma voix d’avant cette mésaventure.
Et j’ai classé cette triste expérience dans le dossier : ce qu’il ne faut pas faire afin de financer un album.