Archives par étiquette : Songwriting

La genèse du génie

publié 12/14/2021

Par Andrew Berthoff

« When I was younger, so much younger than today », bref, j’ai grandi avec Les Beatles. Je dois remercier ma maman mélomane pour ça. Parmi mes premiers souvenirs de la fin des années 60, je me souviens être assis à la maison à colorier et à écouter des 33 tours comme Aftermath des Stones, Tommy des Who (je me souviens m’être demandé ce qu’était « Tommy-The-Who » et s’il était comme le Nowhere Man), Blind Faith, Simon & Garfunkel, Cream et, bien sûr, les Fab Four.

Je devais avoir environ 5 ans quand Let It Be est sorti. J’étais l’unique compagnon de ma mère durant le jour pendant toute une année ; mon grand frère et ma grande sœur étant déjà au primaire.

Elle m’emmenait avec elle au cinéma pour voir des films comme Yellow Submarine, True Grit, Bananas de Woody Allen, et je me souviens très bien avoir vu Let It Be au cinéma Varsity. Mes souvenirs les plus marquants sont le plan d’une personne âgée escaladant une échelle de toit sur Savile Row pour avoir un meilleur point de vue sur le groupe, et aussi que John et George me faisaient un peu peur. J’étais plus dans l’équipe de Paul et Ringo.

Même si les Beatles font partie de mon ADN, je ne me considère pas comme un fan fini comparé à d’autres groupes pour lesquelles j’ai consigné à ma mémoire le moindre détail de tout ce qui s’y rapporte. N’empêche, je connais leur musique par cœur et je dirais sans la moindre hésitation qu’ils sont le meilleur groupe de l’histoire. Personne n’a écrit de meilleures chansons, sauf peut-être Cole Porter.

Comme on dit en bon français, j’ai « bingé » l’épique documentaire Get Back de Peter Jackson. Ces neuf heures ont passé comme un coup de vent et je ne comprends pas, même si on tient compte de notre déficit d’attention collectif, comment certains ont pu se plaindre que c’était « trop long ».

Trop long?! Ce sont les 50 années qui se sont écoulées sans qu’une nouvelle séquence ou un nouveau fait soit révélé sur le groupe qui sont trop longues. La sempiternelle histoire révisionniste du groupe est ce qui dure depuis trop longtemps. Trop, c’est le nombre de ces personnes qui nous ont désormais quittées : Lennon, Harrison, Linda McCartney, George Martin…

Après cinq décennies de néant, neuf heures de nouvelles images brillantes et authentiques, c’est tout.

Je ne peux pas imaginer un point de vue plus émerveillant sur l’art et le talent requis pour la création musicale professionnelle que Get Back. Ce qui m’a le plus frappé, c’est la quantité de travail que ces génies mettent dans leur art. Si vous pensiez qu’une chanson de quatre minutes prend une minute à écrire, vous allez déchanter rapidement. Chacune de leurs chansons est peaufinée, manipulée et retravaillée au fil d’intenses séances de travail pendant un long mois rempli de longues nuits à travailler comme des chiens.

Ils avaient beau être le plus grand groupe du monde, mais ils se sont mis au TRAVAIL

 Get Back n’a que du positif pour les créateurs de musique professionnels. Je ne suis pas auteur-compositeur, mais j’ai écrit et publié de la musique et il est malheureux que trop souvent, le travail d’une vie soit balayé du revers de la main comme étant jetable et « facile ». C’est comme dire qu’un athlète des ligues majeures est « payé des millions pour jouer à un jeu d’enfants », sans tenir compte des milliers d’heures d’apprentissage continu, de pratique et de perfectionnement qui lui ont permis d’en arriver là.

S’il y a une scène de Get Back qui m’a particulièrement fait vibrer, c’est celle où John, George et Ringo sont dans un coin du studio pour discuter d’un sujet plutôt sans importance avec le légendaire producteur Glyn Johns. Hors champ, on entend les tout premiers accords de ce qui deviendra « Let It Be » joués par Paul, assis au piano. Le reste du groupe n’y porte aucune attention et continue de discuter, personne ne sursaute en criant  : « Paul, c’est QUOI ça! » Non, ils discutent parce que c’est ça, la création musicale au quotidien.

Même si pour moi ce moment est emblématique du processus créatif (j’imagine des doigts tendus sur le point de toucher le toit de la chapelle Sixtine), c’est l’un des nombreux incidents discrets, mais envoûtants de Get Back. C’est une expérience profondément spirituelle et quasi religieuse.

J’ai toujours pensé que chaque fois qu’un auteur-compositeur se vante d’avoir mis « 20 minutes à écrire » une chanson à succès, il se rend un mauvais service à lui-même et à ses collègues créateurs de musique.

L’essence de la chanson a peut-être vu le jour en quelques minutes, mais c’est sans compter les années d’apprentissage, de pratique et de préparation qui lui ont permis d’arriver à ce point, et les heures, les jours, les semaines de travail de huit jours, sans parler des mois de bidouillage, d’arrangements, de répétitions, d’enregistrement et de matriçage qui ont fait de sa chanson le succès qu’elle est devenue.

Aucun des membres des Beatles, de mon point de vue, n’avait de prétention ou de grands airs dans les images qu’on voit. Ils avaient beau être le plus grand groupe du monde depuis huit ans, ils se sont quand même présentés au studio avec leurs instruments et ils se sont mis au travail. Ils débattent, cajolent, plaisantent, poussent, ajustent – en un mot, ils collaborent. Ils ne sont pas entrés dans l’espace de répétition avec des idées préconçues de grandeur, ni même avec une indication perceptible à mes yeux qu’ils étaient convaincus qu’ils allaient créer quelque chose de bon.

En effet, comme les meilleurs d’entre nous, c’est leur humilité créative qui a semblé les pousser à aller de l’avant, sans présomption, jusqu’à ce que, finalement, la créativité cède au commerce. Les interruptions créatives des tentacules commerciales commencent à être perceptibles dans la troisième partie de Get Back. Pour moi, un moment aussi triste que les premiers accords de « Let It Be » sont là où la magie s’opère.

On doit beaucoup aux Beatles, mais on doit un immense merci à Get Back de présenter le réel contexte de l’art, du talent et surtout du travail acharné qu’exige la création musicale. Ce que le fil documente, c’est la genèse du génie.

À propos d’Andrew Berthoff

Closer to my heart

publié 01/16/2020

Par Andrew Berthoff

Ce billet de blogue écrit par Andrew Berthoff, chef des Communications et du Marketing de la SOCAN, a été publiée sur le site web du Toronto Star le 14 janvier 2020, ainsi que dans la version imprimée du quotidien le même jour.

J’avais 14 ans et j’habitais la banlieue de St-Louis, Missouri, quand j’ai entendu parler de Rush pour la première fois.

C’est mon ami Bret qui m’a parlé de cet étrange trio canadien. Bret les connaissait parce que sa très cool grande sœur, férue de Zeppelin, Steely Dan et des Moody Blues, avait acheté leur album A Farewell to Kings.

Il a fallu peu de temps avant que notre petit groupe d’amis aussi socialement maladroits qu’intelligents se réunisse pour écouter les sillons de Hemispheres, envoûtés par les paroles et la virtuosité percussive de Neil Peart, le batteur de Rush.

Soudainement, nous étions notre propre petite clique. C’était devenu cool d’être marginal. C’est surtout Peart qui nous a attirés vers le Canada.

Et comme si ça n’était pas suffisant, mon côté « nerd » musical a décidé d’apprendre à jouer de la cornemuse et j’étais aussi passionné par cet instrument que je pouvais l’être par le mysticisme des paroles de Peart, les « riffs » à deux manches de Lifeson et l’improbable amalgame de la voix de fausset et du jeu de basse de Lee. Cornemuse et Rush : les improbables mots-clés de mon adolescence.

Ces beaux jours de l’ère pré-Internet nous ont rendus curieux d’en savoir toujours plus à leur sujet. Geddy ? Des références poétiquement romantiques au sujet du « Kubla Khan » de Coleridge ? Cygnus ? Où étaient donc situés ce Lakeside Park et ses fantastiques saules bercés par une douce brise ? Et comment prononce-t-on « Peart », exactement ? Pert? Pea-art? Est-ce qu’un parolier cool à la moustache satinée parviendrait à le faire rimer avec « heart » ?

Une chose était certaine : l’art était au cœur de Peart.

De fil en aiguille, j’ai découvert et apprécié de plus en plus de musique canadienne. April Wine. Max Webster. Neil. Joni. J’étais mystifié par la référence au « lait au chocolat Becker’s » dont il était question dans la pochette d’un de leurs albums.

Nous avons assisté à deux concerts de Rush : en décembre 1978 au Checkerdome et en février 1980 au Keil Auditorium. En 1980, ils ont joué trois soirs à guichets fermés grâce à leur solide armée de « fans » dans la région dont Bret, Keith, Rick, Matt et moi-même faisions évidemment partie.

À cette époque, le Permanent Waves de Rush était à la fois un présage et un antidote au New Wave. Comme le suggère ironiquement le titre de l’album, Rush entendait demeurer fidèle à ses racines malgré le fait que tout ce qui était « cool » provenait désormais du Royaume-Uni et de tous ces groupes délicieusement synthétiques.

J’ai entrepris mes études universitaires au Minnesota et c’était encore moins « cool » d’aimer Rush. Après avoir avoir perçu un léger compromis musical signalé par un vidéoclip pour la pièce The Big Money (encore de l’ironie), j’ai délaissé le groupe à la faveur d’artistes locaux comme Prince et The Time tout en m’imbibant des Cure, Echo & The Bunnymen et autres REM.

Mon intérêt pour le Canada, dont Rush était à l’origine, s’est maintenu, lui. C’est grâce à la cornemuse que j’ai découvert que le Canada comptait parmi ses citoyens les meilleurs cornemuseurs d’Amérique du Nord et la scène musicale pour cet instrument y était florissante ; je voulais en faire partie.

De temps en temps, je me rendais en Ontario avec mon père pour participer à des compétitions de cornemuse dans des villes comme Cambridge, Dutton ou Maxville. Des heures de route à 90 km/h dans notre Dodge Aspen de couleur ocre dépourvue d’une radio.

Mon cœur faisait un bond lorsque nous apercevions Toronto, au loin, sur l’autoroute 401. Était-ce vraiment les mêmes tours d’habitations que sur la pochette de A Farewell to Kings ? Les yeux rivés sur la voie de la moindre résistance.

Le Canada conservait son côté « cool ». Moins d’un an après avoir terminé mes études universitaires, j’ai réalisé mon rêve subconscient et je me suis retrouvé à Toronto pour de bon. C’était en mai 1988 et j’ai même habité le même quartier, Willowdale, que Alex et Geddy pendant plusieurs années. Je suis devenu citoyen canadien en 1995 et je ne bougerai pas d’ici.

J’ai continué à découvrir et aimer la musique canadienne et j’ai fini par transposer cet amour ainsi que ma carrière dans les communications et le marketing dans un autre de mes rêves subconscients : travailler pour les auteurs, compositeurs et éditeurs de musique canadiens en me battant pour leurs droits et en vantant leurs réussites.

Quand je feuillète le livre de mon histoire, je n’ai d’autre choix que de donner beaucoup de crédit à cette époque lointaine en banlieue de St-Louis. Je remercie ce « power trio » si exceptionnellement irrésistible de m’avoir fait découvrir son art et d’avoir su rendre le Canada si attirant à mes yeux grâce à sa musique et aux textes de Peart.

 

Les mille et un gages imprévisibles du succès d’une chanson

publié 08/7/2019

Par Patricia Conroy

Créer une chanson géniale n’est que le début.

Il faut l’acheminer à l’interprète qui lui donnera des ailes.

Puis il y a la magie qui se produit des fois en studio, un bon vendredi après-midi, avec un groupe de musiciens merveilleux et inspirés, qui “saisissent” la chanson du premier coup et lui donnent exactement le son qu’il lui faut.

Il y a aussi le réalisateur ou la réalisatrice qui le savait d’avance en sélectionnant ces interprètes.

L’ingénieur est génial, la chanson sonne juste.

Ensuite, grâce à un coup de chance, la chanson fait l’objet d’un single qui joue dans certaines stations de radio.

Puis elle tombe dans les oreilles de quelqu’un qui quitte la maison pour de bon dans sa voiture… ou de quelqu’un qui s’apprête à entrer dans une chambre de motel pour une rencontre illicite… ou d’une mère célibataire qui s’y raccroche parce qu’il ne lui reste rien d’autre.

Chacune de ces personnes s’attache à la chanson pour des raisons différentes, étranges et réelles, et, avant longtemps, ton œuvre prend son envol et commence à se hisser dans les palmarès.

Puis c’est le succès.

Tu attrapes ta guitare et écris une autre chanson.

L’écriture de chansons, c’est une passion, et, ces temps-ci, j’essaie de créer des choses qui ont une âme.

Certains jours, toutefois, la magie n’est pas au rendez-vous, et c’est une chose qu’on ne peut pas improviser.

Le secret est peut-être de ne jamais cesser d’aller au puits.

Écoute de la musique qui nourrit ta passion.

Les idées viennent de partout : une mélodie, une expression, un film, un panneau publicitaire, un autocollant aperçu sur la camionnette arrêtée devant ta voiture à un feu rouge…

Il faut chercher des histoires, en inventer. Continue de regarder et d’écouter.

Ralph Murphy m’a raconté un jour une anecdote concernant Harlan Howard. Il m’expliquait comment celui-ci se rendait presque tous les jours dans sa brasserie locale pour le 5 à 7, juste pour écouter les conservations des gens. C’est là qu’il a trouvé plusieurs de ses meilleures idées de chansons… dans la vraie vie, en écoutant du vrai monde.

La chanson géniale, c’est là qu’elle commence. Bonne chance, et amuse-toi bien!

La révolution numérique favorise un processus créatif précipité, moins talentueux

publié 10/12/2017

Par Miranda Mulholland

Formée classiquement en violon et en chant, Miranda Mulholland est très demandée pour son talent dans de nombreux styles musicaux. Elle est membre du duo Harrow Fair ainsi que du trio de violonistes Belle Starr, en plus de faire des apparitions occasionnelles dans le spectacle de violons Bowfire. Elole est devenu le vaisseau amiral de sa propre maison de disque, Roaring Girl Records; elle a établi le festival de musique Sawdust City dans la ville historique de Gravenhurst, en Ontario; elle est membre du conseil des gouverneurs du Massey Hall/Roy Thomson Hall; et elle siège au conseil de la Canadian Independent Music Association (CIMA).

J’adore regarder les ébauches d’une œuvre d’art. J’adore les premières versions d’une nouvelle, d’une chanson ou d’un poème. J’adore les esquisses d’une toile. Récemment, j’ai vu une esquisse à l’huile de la toile « The Haywain » de John Constable au Victoria and Albert Museum, à Londres.
On y dénote évidemment le talent de l’artiste, mais ce qui frappe, lorsqu’on la compare avec l’œuvre finale qui est exposée à la National Gallery, c’est la réflexion, les décisions et la composition qui sont entrées dans la création de cette œuvre finale. Je préfère presque l’esquisse.

David Galenson, un économiste spécialisé en art, a abordé le processus de création. Il établit une différence entre l’éclair de génie et le laborieux processus de création. On entend souvent parler du premier cas, ce qu’il appelle les « innovateurs conceptuels ». Ces auteurs-compositeurs qui ont écrit un succès No. 1 en quelques minutes. Ces peintres qui ont créé un chef-d’œuvre en quelques coups de pinceau. Cette idée remonte à la Grèce antique et à ses muses qui distribuent des idées de génie. Mais la notion que tout est créé de cette manière ignore le travail éreintant et les innombrables et minutieuses révisions derrière les créations de la majorité des artistes. Ceux-là, ce sont les « innovateurs expérimentaux ».

Il a fallu six ans à Leonard Cohen pour écrire « Hallelujah ». Bruce Springsteen a planché six mois sur les paroles de « Born to Run ». Margaret Mitchell a passé 10 ans à l’écriture de Gone with the Wind, tandis que Alistair Macleod a créé son merveilleux No Great Mischief en 13 ans.
Créer une œuvre d’art, c’est appliquer un certain scepticisme à ce qui est venu avant, ainsi que l’utilisation de sa curiosité, ce qui permet à l’imagination d’arriver à quelque chose d’entièrement nouveau grâce au talent. Dans notre monde où tout va de plus en plus vite, il est crucial d’utiliser une vision à long terme. Les gouvernements, les investisseurs, les éditeurs et les maisons de disque doivent garder à l’esprit que la plupart des artistes ont besoin de temps pour se développer, grandir, et réaliser leur vision.

Prenons l’exemple de Malcolm Gladwell, l’auteur de The Tipping Point : lorsqu’on lui demande de s’exprimer au sujet de la pression que l’industrie de l’édition exerce sur les auteurs pour qu’ils écrivent rapidement, il dit « Un travail de qualité requiert du temps. En tant qu’auteur, l’expérience des auteurs autour de moi démontre que ceux qui échouent sont ceux qui sont trop pressés. Le problème de la littérature aux États-Unis actuellement n’est pas un échec de quantitatif. C’est un échec qualitatif. »

Le climat social actuel est de plus en plus éloigné du temps et du talent. La notion que tout le monde peut enregistrer un album dans sa chambre à coucher et l’offrir gratuitement en téléchargement est, en théorie du moins, une forme de démocratisation, mais elle soulève une question : devriez-vous le faire simplement parce que vous le pouvez ? Il s’agit d’un véritable mouvement d’« amateurisation », un concept qui, lorsqu’on l’applique de manière pratique, est d’une valeur douteuse pour le consommateur.

Lorsque j’étais en secondaire 1, je faisais partie d’un quatuor à cordes qui jouait dans les mariages. Notre violoncelliste avait créé ce groupe et s’occupait de nos engagements. Elle était également la moins bonne du groupe, musicalement, et ne s’exerçait pas suffisamment à son instrument. Lors du dernier mariage durant lequel j’ai joué avec le quatuor, la mariée avait demandé que nous jouions le Canon de Pachelbel, une des pièces les plus demandées dans les mariages et une pièce que vous avez sûrement déjà entendue. La partition du violoncelle comporte huit notes jouées dans la même séquence tout au long de la pièce. Elle n’a même pas réussi à jouer cette séquence sans faire d’erreur et nous avons tous passés pour une bande d’amateurs. Après le mariage, j’ai tenté d’être diplomate et suggéré que nous répétions « en groupe » plus souvent avant de chercher de nouveaux engagements payants.

Sa réponse : la famille de la mariée semblait satisfaite et n’a pas remarqué ses erreurs. Et c’est là où j’ai un problème : on nous engage justement pour remarquer ces erreurs. On nous engage parce que nous sommes des experts, des arbitres du bon goût et du talent. Lorsque les termes de cette entente deviennent flous, la qualité en souffre. Les arbitres du bon goût respectés ont été éliminés par la diminution des budgets et remplacés par des algorithmes.

J’ai reçu des services plus que décevants de la part d’Uber et de Airbnb, j’ai lu des « nouvelles » vraiment mal écrites et des billets de blogue — ce soi-disant « journalisme citoyen » — qui se contentent de régurgiter des communiqués de presse, et je me suis demandé quand nous étions devenus si effrayés par le talent et l’expertise.

Les véritables arbitres du bon goût sont en voie d’extinction. La production de contenus a connu une croissance exponentielle au cours des 20 dernières années. La critique et le public sont submergés par les choix qui s’offrent à eux tandis qu’au même moment, les arbitres du bon goût sont mis à pied et remplacés par des amateurs.

L’un des supposés bénéfices de la révolution numérique dont nous sommes tous désormais bien conscients est le ciblage. Grâce aux vastes quantités de données récoltées à notre sujet, nous pouvons cibler notre auditoire avec une grande précision. Cette précision permet à des créneaux de marché très nichés de trouver leurs consommateurs.

Le hic, c’est que les niches de marché ne sont pas chose simple. Car puisque le système de diffusion en continu est fondé sur les parts de marché, la minuscule fraction de sou que vous touchez par diffusion diminue dramatiquement si votre musique n’est pas grand public. Moins on l’écoute, moins elle se retrouve dans les algorithmes de listes d’écoute et moins elle sera jouée, si elle l’est… Les niches de marché sont comme l’ourobouros, ce serpent qui mange sa propre queue. Non seulement ça, mais en raison de l’infime proportion du marché qu’elles représentent, elles sont parfois tout simplement oblitérées.

Pourtant, favoriser ces niches est important. Pourquoi ? Prenons l’exemple d’une langue : elles contiennent toutes des mots qui sont rarement utilisés. Ce ne sont pas des mots grand public. Mais ces mots expriment absolument et complètement un sentiment. Saviez-vous que le mot abstème signifie « qui ne boit pas de vin » ? Ce n’est pas un mot qu’on utilise fréquemment, mais je suis tout de même heureuse qu’il existe.

Lorsque nous limitons et entravons l’accès à ces mots, nous limitons notre pensée. Souvenez-vous de Winston Smith dans 1984, un roman qui est de plus en plus prophétique chaque jour. Son travail était de purger le dictionnaire de ses mots afin de limiter et de contrôler la pensée, créant ainsi la « novlangue ». Des outils comme les correcteurs et prédicteurs de texte accélèrent ce processus.

Je crois également que les algorithmes menacent de nous limiter et de nous contrôler. Leurs calculs sont basés sur des décisions que vous-même et des milliers de gens aux goûts similaires avez prises auparavant. Cela limite l’imagination, les découvertes inattendues, et les choix contre-intuitifs qui ont le pouvoir de changer radicalement notre façon de penser. Et n’est-ce pas justement là tout le pouvoir de l’art : changer notre façon de penser ?

Mais alors, quelle pièce maîtresse nous manque-t-il ? On la trouvera dans le processus de création artistique. C’est la clé de voûte de la créativité : l’imagination. L’imagination engendre le scepticisme, pas à travers le doute, mais à travers la curiosité. Elle nous permet de ne pas accepter les absolus et les idées reçues, elle nous permet d’entrevoir de nouvelles perspectives, de nouvelles solutions et de nouvelles réalités. Nous pouvons utiliser les outils que sont le scepticisme et la curiosité afin de prendre possession de nos propres décisions et accéder à de pensées, découvertes et inspiration nouvelles et excitantes.

Créer des pubs ciblées pour des nouvelles, de la musique, des suggestions de lecture et d’autres produits susceptibles de nous plaire est facile. Mais facile ne veut pas toujours dire bon. Nous nous devons d’être plus sceptiques que jamais et de reprendre possession du pouvoir d’être nos propres arbitres du bon goût.

Drake : plus qu’un rappeur

publié 03/29/2017

Par Howard Druckman

Après les Grammy Awards 2017, où « Hotline Bling » a remporté le trophée de la meilleure performance rap/chantée et celui de la meilleure chanson rap, Drake a déclaré, sur les ondes de la radio OVO Sound d’Apple Music : « On me qualifie d’artiste noir, comme hier soir [aux Grammys], je suis un artiste noir… Apparemment, je suis un rappeur, même si “Hotline Bling” n’est pas une chanson rap ». Il se retrouve catalogué comme artiste rap même si « Hotline Bling » est réellement une chanson pop.

À tout dire, Drake a des goûts musicaux remarquablement éclectiques. Sur sa nouvelle « playlist » (qui est en fait un album) intitulée More Life, on peut entendre des échantillonnages de Lionel Ritchie (« All Night Long »), Earth Wind & Fire (« Devotion »), du DJ sud-africain Black Coffee (« Superman »), de l’artiste australien Hiatus Kaiyote (« Building a Ladder ») et même un petit extrait du thème musical du jeu vidéo Sonic the Hedgehog. Il y explore des genres musicaux tels que l’afrobeat, le grime, la musique arabe en plus de poursuivre son exploration des styles musicaux caribéens comme le dancehall, le trap et d’autres qu’il nous a présentés (ainsi qu’au monde entier) sur VIEWS.

Drake est un avide auditeur, et porte-étendard, de tous les styles musicaux. Prenez l’exemple de son travail de curateur pour l’accompagnement musical d’une exposition d’œuvres d’artistes afro-américains des 70 dernières années présentée par la galerie d’art Sotheby’s S|2 : on y retrouvait entre autres la pièce « 32-20 Blues » du pionnier du genre, Robert Johnson. Ce qui est encore plus étonnant, c’est que Drake affirme qu’il écoute cette chanson avant chacun de ses spectacles, parce que « c’est comme ça que je me prépare. »

Un autre bon exemple de cet éclectisme est l’échantillonnage qui est au cœur de « Hotline Bling », tiré d’une pièce de Timmy Thomas — « Why Can’t We Live Together? », le seul succès de cet artiste — parue en 1972, une chanson au tempo plutôt lent qui plaide pour la paix dans le monde. Drake serait tombé amoureux de cette chanson après que son bras droit et réalisateur Noah « 40 » Shebib lui ait fait découvrir. Dans une entrevue accordée à Nardwuar, qui lui a fait entendre un message de remerciement de Thomas, Drake a répondu : « je veux le remercier d’avoir fait cette incroyable musique du temps qu’il faisait de la musique. Et surtout d’avoir créé quelque chose d’intemporel, parce que c’est très difficile, et pas juste quelque chose qui vous touche encore des années plus tard, mais quelque chose qui est tellement bon qu’on peut en prendre un petit bout et faire quelque chose d’autre avec. Ça prend une création réellement exceptionnelle. »

Mais l’un des exemples les plus remarquables entre tous fut cette brève fuite en ligne d’une pièce où Drake chantait un couplet de la pièce « These Days » une ballade aussi triste que magnifique que l’auteur-compositeur-interprète Jackson Browne avait écrite pour la chanteuse de Velvet Underground, Nico, en 1967. Drake a fait équipe avec Babeo Baggins de Barf Troop afin de l’enregistrer pour un EP de reprises. « C’est bien simple, “These Days” est ma chanson préférée », avait alors déclaré Baggins au magazine Fader. « Je l’ai partagée avec mon ami qui ne l’avait jamais entendue avant. Il l’a beaucoup aimée, il a dit que c’était vraiment une grande chanson. » La version non autorisée de Drake a depuis belle lurette été retirée d’Internet et Baggins ne l’a pas publiée, mais vous pourrez tout de même entendre la version de 1973 par Nico ici.

Peut-être que c’est parce qu’il écoutait les disques dans la collection de son père, lorsqu’il était plus jeune. Peut-être qu’il a tout simplement l’esprit très ouvert, musicalement. Peut-être qu’il se lasse facilement et qu’il a constamment besoin d’explorer. Peut-être un peu de tout ça. Mais peu importe la raison, Drake est en contact avec toutes sortes de musique, et c’est pour cette raison que sa propre musique est si solide.

Noble œuvre

publié 10/28/2016

Par Andrew Berthoff

Depuis que les gens des Nobel ont annoncé que le brillant auteur-compositeur Bob Dylan était le lauréat du Prix Nobel de littérature 2016, on me demande souvent ce que j’en pense. Mes proches connaissent mes études et ma passion pour la littérature ainsi que mon parcours professionnel en communication et marketing au sein de l’industrie de la musique, c’est donc logique de me poser la question.

Alors… J’en pense quoi??

Je crois que c’est fantastique pour la noble et honorable profession de création musicale. J’adore le fait que cela mette en lumière le combat noble et honorable de la SOCAN, soit de défendre les droits des créateurs et éditeurs de musique. Ne serait-ce que pour ça, j’aime cette décision.

J’ai toutefois — à l’instar de Dylan lui-même, je crois — l’impression que ce Prix est inapproprié, ne serait-ce que parce que le principal intéressé aime la simplicité dans son métier et son travail. Ni plus ni moins. Il affirme que « Blowin’ in the Wind » a été créée en 20 minutes. Elle lui est venue naturellement, les muses l’inspirant avec urgence et aisance, comme elles le font quasi miraculeusement, mais tout aussi rarement.

L’écriture de chansons et la composition de musique sont presque toujours un dur, dur labeur. Il y a quelques rares exemples de classiques instantanés, tout comme il y a des chefs-d’œuvre de Picasso qui ont été créés en quelques minutes. Mais la vaste majorité des chansons et autres œuvres musicales nécessitent, figurativement, de suer sang et eau — et un temps considérable à compléter.

Si Bob Dylan se prenait vraiment au sérieux et avait une attitude précieuse face à son travail, il aurait sûrement une opinion différente de se voir décerner — et encore moins d’accepter — le Prix Nobel de littérature. Le fait qu’il soit si humble et insaisissable à propos de son art rend justement cet honneur d’autant plus compliqué.

J’ai tendance à croire que d’accorder le Prix Nobel de littérature à un auteur-compositeur est un coup de publicité brillant et sans doute calculé. Il surprend et réjouit. Il fait parler les gens. Tout comme une grande œuvre d’art, il suscite une réaction, et celle-ci n’a pas à être positive pour qu’il soit considéré comme réussi. La controverse crée l’intérêt et sensibilise. En choisissant l’insaisissable et capricieux Bob Dylan, les responsables ont sans doute anticipé que sa réaction, ou plutôt son absence, en l’occurrence, ajouterait un peu d’intrigue et attiserait la controverse entourant ce choix.

Ce coup publicitaire pourrait toutefois nuire à l’image de marque « Nobel ». Les grands maîtres de la littérature qui s’offusquent de ce choix sont nombreux et plus véhéments même que lorsque le Prix Nobel de la paix avait été accordé à Barack Obama après relativement peu d’années en poste. Mais dans toute remise de prix subjective, la liste des gens qui n’ont pas reçu ce prix remet inévitablement en question la liste des lauréats. L’inférence, ici, c’est que Bob Dylan serait un plus grand auteur que Joyce, Proust ou Nabokov.

Même si la réputation du Prix Nobel a peut-être souffert, ce qui n’a rien pour me plaire, j’aime toutefois le fait que la crédibilité de l’écriture de chansons en tant que forme d’art respectable a pris du gallon.

Le Prix Nobel en sciences économiques a été instauré en 1969, et peut-être que la solution à l’actuelle controverse serait que l’institution plus que centenaire instaure une nouvelle catégorie : Le Prix Nobel en Musique. Ça tombe sous le sens et ça permettrait aux Prix de prendre de l’expansion. Tout comme les nouvellistes, les dramaturges et les poètes peuvent être en lice pour le Nobel de littérature, tous les types de créateurs musicaux pourraient l’être pour le Nobel en musique.

Et je m’attendrais de plus à ce que des membres SOCAN comme Leonard Cohen et Joni Mitchell en soient de futurs lauréats.